X
AU PORT

Deux semaines après que la Phèdre se fut emparée du brigantin pirate et après la libération des personnes qu’il avait capturées, l’Hypérion et Le Tenace regagnèrent Antigua.

L’île était en vue au lever du jour mais, comme pour se gausser de leurs efforts, le vent était presque complètement tombé et il faisait fort sombre lorsqu’ils pénétrèrent enfin à Port-aux-Anglais, où ils jetèrent l’ancre.

Bolitho avait passé le plus clair de l’après-midi sur la dunette, à vaguement observer les marins qui réglaient les voiles, et l’île, pendant ce temps, figée eût-on dit, ne se rapprochait pas.

En d’autres occasions, il se serait senti fier de vivre cet instant. Ils avaient fait leur jonction avec l’escadre de Sir Peter Folliot, qui à partir de là avait la charge du précieux convoi, qu’elle allait escorter jusqu’en Angleterre.

Les vigies avaient annoncé la présence au port de trois vaisseaux de ligne, et Bolitho supposa qu’il s’agissait des bâtiments de son escadre. Leurs commandants s’inquiétaient probablement de ce qu’ils allaient avoir à faire sous sa marque.

Cela avait contribué à remonter le moral des hommes, fatigués par la corvée consistant à rapporter le trésor tout en affrontant à chaque instant les éléments déchaînés. En réalité, Bolitho était plutôt soulagé d’avoir un jour devant lui avant de pouvoir rencontrer ses nouveaux subordonnés, se prêter à l’examen qu’ils feraient de lui, et se livrer de son côté à l’évaluation de ses futurs subalternes.

Lorsque les deux deux-ponts avaient enfin laissé tomber l’ancre, Bolitho avait regagné ses appartements, où la grand-chambre avait déjà changé d’allure grâce aux lanternes qui l’éclairaient d’une lumière chaleureuse.

Il s’approcha des fenêtres de poupe et se pencha sur les eaux sombres pour admirer le coucher du soleil avec ses couleurs rouge sang, mais il avait l’esprit encore occupé par le souvenir du moment où Catherine, toujours enveloppée dans un ciré grossier, avait été hissée le long de la muraille.

Cela ne semblait pas possible : elle, ici, dans la même chambre, seule avec lui !

Seule avec lui, oui, mais combien loin ! Il commença à arpenter les lieux, jeta un coup d’œil à ses appartements de nuit, qu’il lui avait laissés pendant son bref séjour à bord. Il allait sans doute trouver quelque chose de sa trace : des effluves de son parfum, un ruban oublié, qui sait, lorsqu’elle avait pris passage à bord du navire amiral de Sir Peter Folliot quand les deux escadres s’étaient retrouvées.

Il s’approcha de la jolie cave à liqueurs en ébène et laissa glisser ses doigts sur le meuble. Il venait de l’atelier d’un des meilleurs artisans, et elle le lui avait offert lorsqu’il l’avait quittée à Londres pour ne plus la revoir jusqu’à leur rencontre à Antigua. Il esquissa un triste sourire : il se remémorait la désapprobation de son vieil ami Thomas Herrick, qui avait été nommé son capitaine de pavillon, lorsqu’on avait apporté ce cabinet à bord du Lysandre.

Il s’était toujours montré un ami fidèle, mais se méfiait de tout ce qui pouvait entacher le nom et la carrière de Bolitho. Le jeune Adam s’était lui aussi trouvé mêlé à cette supposée liaison entre eux, un souvenir si bref, mais si précieux. Il s’était battu en duel à Gibraltar avec un autre officier au sang chaud pour défendre la réputation de son oncle. On aurait dit que tous ceux qui lui étaient chers en payaient le prix.

Il se retourna pour inspecter sa chambre et aperçut l’ombre du factionnaire à travers la portière. Elle s’était tenue à cet endroit précis, totalement immobile, mais la respiration pressée, irrégulière alors qu’elle regardait ce qui se passait, le col de son manteau serré autour de sa gorge comme si elle avait eu froid.

C’est alors qu’elle avait remarqué la cave, et sa lèvre s’était mise à trembler. Il lui avait dit doucement : « Je l’emporte partout avec moi. » Elle s’était approchée de lui, avait posé sa main sur son visage. Lorsqu’il avait tenté de l’enlacer, elle avait secoué la tête, avec une expression qui ressemblait à du désespoir. « Non ! avait-elle protesté. C’est déjà bien assez dur d’être ici, dans ces conditions. N’aggravez pas les choses. Je veux seulement vous regarder, vous dire combien il m’est précieux de me savoir vivante grâce à vous. Est-ce Dieu ou le destin qui nous a réunis, je ne sais. Et désormais, je crains ce qu’il nous réserve. »

Il avait remarqué que sa robe était toute déchirée et lui avait demandé : « Je pourrais peut-être la faire raccommoder ? Votre domestique, où est-elle ? »

Elle s’était éloignée un peu, mais sans le quitter des yeux. « Maria est morte. Ils ont essayé de la violer. Elle s’est débattue, à mains nues, ils l’ont tuée, massacrée comme un pauvre animal sans défense. Votre petit bâtiment, ajouta-t-elle lentement, est arrivé juste à temps. Enfin, pour moi. Mais j’ai fait le nécessaire, ces porcs répugnants n’auront plus jamais l’occasion de respirer de cet air. »

Elle avait regardé ses mains, l’éventail tout sali qu’elle tenait encore. « Je prie Dieu d’être là lorsque cette vermine dansera au bout de la corde ! »

La portière s’entrouvrit, et Jenour passa la tête :

— On signale le canot du commodore, sir Richard.

Son regard inspecta rapidement la chambre. Qui sait s’il ne pouvait pas la voir lui aussi ?

— Très bien.

Bolitho retourna s’asseoir et contempla le pont entre ses pieds. S’il était un homme qu’il n’avait pas envie de voir en ce moment, c’était bien Glassport.

Il songeait à l’instant conclusif où il l’avait fait changer de bord, la menant auprès de Sir Peter Folliot, sur le gros trois-ponts.

L’amiral était un homme maigre, à la limite de la cachexie, mais son esprit vif n’affichait nulle fatigue. En dépit de la médiocrité des communications, il semblait tout savoir de la préparation de l’attaque éclair contre La Guaira et connaître au liard près le montant réel du butin dont ils s’étaient emparés.

— C’est presque une évasion, hein ?

Il avait accueilli Catherine avec chaleur et courtoisie, puis lui avait annoncé qu’il allait la confier à l’un de ses meilleurs capitaines de frégate, qui ferait route à toutes voiles pour la ramener auprès de son époux à Antigua. Bolitho s’était dit qu’il en savait peut-être également long sur ce chapitre.

Il avait vu la puissante frégate de quarante-quatre mettre à la voile, l’emporter loin de lui une dernière fois, et il était resté sur le pont jusqu’à ce que les cacatois eussent disparu de l’horizon comme des coquillages rosés.

Le gros bâtiment de la Compagnie des Indes avait appareillé. Il imaginait Catherine en couple : chaque tour de sablier l’éloignait de lui un peu plus.

La porte s’ouvrit, le capitaine de vaisseau Haven s’approcha.

— Je m’apprête à accueillir le commodore, sir Richard. Puis-je signaler à vos commandants de se rendre à bord demain matin ?

— Oui.

Tout cela lui semblait si formel, si vide de sens ! C’était comme si une haute muraille s’était dressée entre eux. Il fit pourtant un effort :

— J’ai entendu dire que votre épouse attendait un enfant, commandant.

Il se rappelait combien Haven lui avait paru tendu depuis qu’il avait reçu les lettres déposées par le brick courrier. Comme un homme dans un état second. Il en était allé jusqu’à confier à Parris le soin de régler les affaires courantes.

Haven plissa les yeux :

— Qui vous a dit cela, sir Richard, si je puis me permettre ?

— Quelle importance ? soupira Bolitho.

— C’est un garçon, lui répondit Haven en détournant les yeux.

Bolitho surprit son geste, il avait les doigts crispés sur le bord de sa coiffure. Haven se rendait malade.

— Je vous en félicite. Je suppose que cela vous préoccupait beaucoup.

— Oui, euh, lui répondit Haven en déglutissant avec effort, je vous remercie, sir Richard…

A point nommé, des ordres se firent entendre sur la dunette, et Haven fila recevoir le commodore qui arrivait à bord.

Bolitho se leva en voyant Ozzard entrer avec sa vareuse. Était-ce vraiment le fils de Parris ? se demandait-il. Comment tout cela allait-il se terminer ?

Il baissa les yeux pour se tourner vers Ozzard :

— Ai-je songé à vous remercier des bons soins dont vous avez entouré notre invitée, lorsqu’elle était parmi nous ?

Ozzard retira un grain de poussière sur la vareuse. Il s’était chargé de ravauder la robe déchirée de Catherine. Apparemment, la liste de ses talents était sans limites.

Le petit homme lui fit timidement un sourire.

— Mais oui, sir Richard, vous m’avez déjà remercié. Ce fut un plaisir.

Il plongea la main dans un tiroir et en sortit l’éventail qu’elle tenait à la main lorsqu’elle avait été sauvée à bord de la goélette qui coulait.

— Elle a oublié ceci – il hésita en voyant le regard que lui jetait Bolitho. Je… je l’ai nettoyé. Il y avait un peu de sang, voyez-vous.

Oublié !

Bolitho tourna et retourna l’éventail entre ses doigts. Il la revoyait à présent, il se rappelait son expression. Il se détourna de la lanterne, son œil s’embuait légèrement. Il répéta :

— Oublié ?

Ozzard l’observait, un peu inquiet.

— Dans la précipitation du départ. Je suppose qu’elle l’aura oublié.

Bolitho serra l’objet un peu plus fort. Non, elle ne l’avait pas oublié.

On entendit des bruits de pas de l’autre côté de la porte : le commodore, suivi du capitaine de pavillon et de Jenour, fit son entrée dans la chambre. Glassport était rouge écrevisse, comme s’il venait de gravir la colline au pas de charge.

— Asseyez-vous, lui proposa Bolitho. Un peu de bordeaux peut-être ?

Glassport sembla revivre en entendant ces mots.

— J’accepterai volontiers un verre, sir Richard. Bon sang, toute cette excitation ! Cela fait bien longtemps que j’aurais dû prendre ma retraite !

Quand Ozzard eut empli les verres, Bolitho dit :

— A notre victoire !

Glassport écarta ses grosses jambes et se pourlécha les lèvres :

— Un fameux bordeaux, sir Richard.

— Il y a quelques lettres, sir Richard, annonça Haven. Elles sont arrivées avec le dernier courrier.

Et il regarda Jenour apporter une petite liasse puis la poser sur la table près de Bolitho.

— Veillez à ce que les verres restent pleins, Ozzard, lui ordonna Bolitho. Si vous voulez bien m’excuser, messieurs.

Il ouvrit la première enveloppe et reconnut immédiatement l’écriture de Belinda. Il parcourut rapidement la lettre et dut s’arrêter avant de reprendre.

Mon cher mari. C’était comme si cette lettre avait été adressée à quelqu’un d’autre. Belinda lui racontait brièvement son dernier séjour à Londres, où elle s’était installée dans une maison qu’elle avait louée en attendant son accord. Elizabeth s’était enrhumée, mais elle était remise, et Belinda l’avait confiée à une nourrice qu’elle avait embauchée. Dans le reste de sa lettre, elle parlait apparemment de Nelson, du pays, dont le sort dépendait de lui, lui qui se dressait entre la France et l’Angleterre.

Jenour lui demanda lentement :

— Pas de mauvaises nouvelles, sir Richard ?

Bolitho glissa la missive dans sa vareuse.

— En fait, Stephen, je n’en sais rien.

Elle ne lui disait pas un mot de Falmouth, ni de tous ces gens qu’il connaissait depuis toujours. Elle ne manifestait pas la moindre inquiétude, et n’avait pas même un mot de colère ou de repentir sur la façon dont ils s’étaient séparés.

Glassport commença de sa voix grasse :

— C’est quand même nettement plus calme, maintenant que l’inspecteur général est parti. Celui-là, fit-il observer en ricanant, vaut mieux être de ses amis.

— Il appartient à un autre monde, qui n’est certes pas le mien, fit Haven d’un ton dégoûté.

— Je recevrai mes commandants demain, décida Bolitho – et, se tournant vers Glassport : Combien de temps a-t-on retenu le bâtiment de la Compagnie des Indes ?

Glassport le regardait, l’œil passablement troublé par plusieurs verres de vin.

— Jusqu’à ce que la tempête se soit calmée, sir Richard.

Bolitho se leva sans s’en rendre compte. Il avait sans doute mal entendu.

— Sans attendre Lady Somervell ? A quel bord a-t-elle pris passage lorsqu’elle est arrivée avec la frégate ?

Mais non, Somervell, tout pressé qu’il était d’offrir lui-même le trésor à Sa Majesté, aurait certainement attendu pour s’assurer de la sécurité de Catherine ?

Glassport prit conscience de la soudaine inquiétude qui étreignait Bolitho et reprit :

— Elle n’est pas partie, sir Richard, j’attends toujours ses ordres. Lady Somervell, expliqua-t-il, visiblement ennuyé, est encore dans sa demeure.

Bolitho revint s’asseoir, posa les yeux sur l’éventail toujours posé sur la cave à liqueurs.

— Pardonnez-moi une fois encore, messieurs. Je vous reverrai demain.

Un peu plus tard, alors qu’il entendait les trilles des sifflets et le canot de Glassport qui cognait contre la muraille, il s’approcha de la fenêtre pour contempler le rivage. On apercevait des points lumineux, le port, les maisons situées un peu plus loin. Une houle paresseuse berçait la lourde coque de l’Hypérion, juste assez pour agiter le gréement et les poulies. Quelques étoiles brillaient faiblement. Bolitho prit le temps de les compter pour laisser l’évidence succéder à l’incrédulité la plus totale.

Seriez-vous prêt à tout risquer ? Il avait l’impression de l’entendre.

Jenour revint sans faire de bruit, Bolitho aperçut son reflet dans le verre épais qui se trouvait dans son dos. Il lui demanda :

— Allez me chercher Allday, si vous voulez bien, Stephen, et faites préparer mon canot. Je descends tout de suite à terre.

Jenour hésita, il n’osait pas trop faire part de ses doutes quand il sentait cette soudaine détermination chez Bolitho.

Il l’avait observé lorsque Glassport avait lâché ce qu’il savait à propos de cette femme que la Phèdre avait arrachée à la mer, et qui était passée à deux doigts de subir un viol brutal avant de mourir. Comme une flamme mourante qui se ranime, comme un nuage qui s’éloigne. Il lui dit :

— Puis-je vous parler, sir Richard ?

— Vous ai-je jamais empêché de le faire, Stephen ? – il se retourna à demi, puis : C’est à propos de mon intention de descendre à terre ? demanda-t-il au jeune officier, qu’il sentait hésitant, mal à son aise.

Jenour répondit d’une voix rauque :

— Pas un de ceux qui servent sous votre marque n’hésiterait à mourir pour vous, sir Richard.

— J’en doute – il devina immédiatement son dépit et se reprit : Poursuivez, je vous prie.

— Vous voulez aller voir cette dame, sir Richard.

Il se tut, s’attendant à s’en faire remontrer sur-le-champ. Mais, devant le silence de Bolitho, il continua :

— Demain, toute l’escadre sera au courant. Et le mois prochain, toute l’Angleterre – et, baissant les yeux : Je… je suis désolé de vous parler ainsi. Je n’en ai pas le droit, c’est seulement parce que je tiens tellement à vous.

Bolitho lui prit le bras, le secoua doucement.

— Il vous a fallu du courage pour parler comme vous venez de le faire. Un de nos vieux ennemis, John Paul Jones, est réputé avoir déclaré : « Qui ne risque rien n’a rien. » Quels qu’aient pu être ses autres torts, le manque de courage ne faisait pas partie de la liste. Je connais les risques, Stephen, ajouta-t-il avec un sourire grave. Bon, allez chercher Allday.

Derrière la porte de l’office, Ozzard retira son oreille collée à la serrure et hocha lentement la tête.

Il se sentait décidément heureux d’avoir retrouvé cet éventail.

 

C’était à peine si, en quittant le port à grandes enjambées, Bolitho parmi les ombres ambiantes reconnaissait quoi que ce fût. Il s’arrêta une seule fois pour reprendre sa respiration et en profita pour essayer de peser ce qu’il ressentait, le bien-fondé de ce qu’il faisait. Il apercevait les navires à l’ancre dont les sabords grands ouverts luisaient dans une douce houle, la silhouette plus lourde et plus sombre de la prise, la Ville-de-Séville. Qu’allait-il advenir d’elle ? Allait-on l’incorporer à la flotte ou bien la vendre à quelque prospère compagnie marchande ? Ou encore proposer aux Espagnols de la récupérer en échange de La Conserve ? Cette dernière issue était peu vraisemblable. Les Espagnols étaient assez humiliés d’avoir perdu un galion et de s’en être fait détruire un second sous le nez de leur forteresse sans ajouter encore à la chose.

Lorsqu’il parvint à la muraille blanche de la demeure, il s’arrêta une seconde fois. Il sentait son cœur qui battait contre ses côtes, soudain conscient qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il comptait faire. Peut-être ne le verrait-elle même pas ?

Il monta l’allée réservée aux voitures et passa sous l’entrée principale, que l’on avait laissée ouverte pour que la brise de mer pût pénétrer dans la maison. Un domestique assoupi, recroquevillé dans un grand fauteuil en rotin près de l’entrée, ne broncha même pas à son passage.

Il resta là, dans le hall orné de colonnades, observant les ombres. Une lourde tapisserie luisait faiblement à la lueur de deux candélabres. Tout était calme, l’air était immobile.

Il aperçut une cloche posée sur un coffre sculpté près d’une porte et l’idée l’effleura de sonner. Lors de son dernier combat, à bord du galion, la mort était passée tout près, mais elle lui était familière. Il n’avait pas ressenti la moindre frayeur, pas même lorsque tout avait été fini. Il serra son sabre. Que restait-il de son courage, maintenant qu’il en avait tant besoin ?

Et si Glassport avait été mal informé, et qu’elle fût partie pour Saint John’s, par voie de terre cette fois-ci. Elle y avait des amis. L’inquiétude de Jenour lui revint en mémoire. Et Allday, silencieux mais attentif lorsque le canot l’avait conduit à la jetée. Quelques fusiliers de faction avaient plus ou moins rectifié la position en voyant le vice-amiral descendre à terre sans crier gare. Allday lui avait dit : « Je vais vous attendre ici, sir Richard. Non, je rappellerai le canot lorsque j’en aurai besoin. »

Allday l’avait regardé s’éloigner. Bolitho se doutait bien de ce qu’il pensait de tout cela. Sans doute la même chose que Jenour.

— Qui va là ?

Bolitho se retourna et l’aperçut dans le tournant de l’escalier qui se détachait sur le fond d’une autre tapisserie très sombre. Elle portait une robe claire, assez ample, et se tenait parfaitement immobile, une main posée sur la rampe, l’autre cachée dans les replis de sa robe. Elle s’écria alors :

— Vous ici ? Je… je ne savais pas…

Elle commença à descendre, et Bolitho monta lentement la volée à sa rencontre.

— Je viens tout juste d’apprendre la nouvelle, je vous croyais partie.

Il s’immobilisa, un pied posé sur la marche suivante, il avait peur qu’elle s’en fût.

— Le vaisseau de la Compagnie des Indes a appareillé sans vous – il prenait grand soin de ne pas nommer Somervell. Je ne pouvais imaginer que vous étiez toujours ici, seule.

C’est alors qu’elle se retourna, et il découvrit qu’elle tenait un pistolet.

— Donnez-le-moi – il s’approcha, tendit la main. Kate, s’il vous plaît.

Lui desserrant les doigts, il prit l’arme prête à faire feu.

— Vous êtes en sécurité désormais, fit-il avec douceur.

— Montons au salon, lui dit-elle en frissonnant, lui sembla-t-il, il y a de la lumière.

Bolitho la suivit, attendit qu’elle eût refermé la porte derrière eux. La pièce était assez agréable, quoique impersonnelle. Elle accueillait trop souvent des visiteurs, des étrangers.

Il posa le pistolet sur une table et la suivit des yeux tandis qu’elle allait à la fenêtre tirer un store. Des insectes nocturnes, attirés par la lumière, tapaient contre les vitres.

— Asseyez-vous, Richard, fit-elle sans le regarder et avec un vague mouvement de la tête. Je prenais un peu de repos, il faut que je me recoiffe.

Elle se retourna, l’observa attentivement, d’un regard lourd, inquisiteur, comme si elle cherchait la réponse à une question muette. Elle reprit :

— Je savais qu’il ne m’attendrait pas. Il prenait sa mission très au sérieux. La mettait plus haut que tout. C’est ma faute. Je savais ce que représentait pour lui cette opération, quelle urgence elle présentait dès lors que vous aviez donné corps au projet. Je n’aurais pas dû prendre passage à bord de cette goélette. Je savais qu’il n’attendrait pas, répéta-t-elle lentement.

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

Elle détourna les yeux et il la vit poser la main sur la poignée d’une autre porte qu’on ne discernait même pas, loin des chandelles comme elle l’était.

— Une idée…

— Vous auriez pu vous faire tuer, et alors…

Elle se retourna brusquement, ses yeux lançaient des éclairs.

— Et alors ?

Elle avait redressé le menton dans une attitude qui ressemblait à de la colère.

— Vous-même, vous êtes-vous posé cette question lorsque vous êtes parti prendre la Vïlle-de-Séville ?

Dans sa bouche, le nom d’origine du navire, Ciudad de Sevilla, semblait être celui d’une personne. Il lui était venu trop naturellement, vestige torturant du temps où elle était mariée à un Espagnol. Elle poursuivit :

— Quelqu’un de votre valeur, de votre rang, ne saviez-vous pas mieux que personne que vous preniez des risques terribles ? Vous le saviez, je le vois à votre tête, vous saviez que l’on aurait pu y envoyer à votre place un officier plus jeune, comme celui qui s’est emparé du bâtiment à bord duquel je me trouvais, lorsque je vous ai vu pour la première fois de ma vie !

Bolitho s’était dressé et ils restèrent ainsi pendant de longues secondes à se regarder, blessés, mais rendus vulnérables par cette blessure même. Elle lui dit brutalement :

— Ne bougez pas.

Puis elle disparut par la porte, mais Bolitho ne la vit ni l’ouvrir ni la refermer.

A quoi s’était-il donc attendu ? Il était trop bête, il s’était montré plus bête encore. Il l'avait suffisamment mise en danger comme cela, trop.

Il entendit sa voix qui venait d’assez loin :

— J’ai défait mes cheveux – et, tout en attendant qu’il se fût retourné vers la porte : Ils n’ont pas encore retrouvé leur forme. Hier et aujourd’hui, je me suis promenée sur le rivage. L’air de la mer est cruel pour les femmes trop coquettes.

Bolitho la voyait dans sa longue robe claire. Dans l’obscurité, elle semblait flotter comme un fantôme.

— Vous m’avez fait présent d’un ruban pour les nouer, il y a longtemps, vous vous souvenez ? Je m’en suis servie pour attacher mes cheveux.

Elle secoua la tête et l’une de ses épaules disparut dans une masse sombre, que Bolitho savait être sa longue chevelure noire.

— Le voyez-vous ? Ou bien avez-vous oublié ?

— Je n’ai jamais oublié, répondit-il. Vous aimiez tant le vert. Il fallait que je vous en trouve un…

Il se tut, elle lui tendait les bras et courut vers lui. Il eut l’impression que tout se passait en une fraction de seconde. Elle était là, forme pâle contre la porte, et soudain elle se pressait contre lui, la voix étouffée, agrippée à ses épaules comme pour se protéger du désespoir qui l’avait saisie.

— Regardez-moi, au nom de Dieu, Richard ! Je vous ai menti, vous ne vous en rendez donc pas compte ?

Bolitho la prit dans ses bras, enfouit son menton dans ses cheveux. Ce n’était pas le ruban qu’il lui avait acheté à Londres, dans cette vieille mercerie. Celui-ci était d’un bleu vif.

Elle laissa glisser sa main sur sa nuque, la posa sur son visage. Lorsqu’elle leva les yeux, il vit qu’ils étaient remplis d’émotion et de pitié.

— Je ne savais pas, Richard, murmura-t-elle. C’est avant que vous appareilliez avec le convoi, c’est ce jour-là que j’ai entendu parler de cela… J’ai entendu dire que vous… – elle lui avait pris le visage et le serrait entre ses mains. Oh, le plus chéri entre tous les hommes, il me fallait être sûre, je devais savoir !

Bolitho l’attira plus près de lui et s’enfouit contre son épaule. C’était sans doute Allday, il n’y avait que lui pour s’exposer ainsi. Il l’entendit murmurer :

— Est-ce grave ?

— J’ai fini par m’y accoutumer. Parfois, il me laisse tomber. Comme lorsque vous vous teniez ici, dans l’ombre… Je n’ai jamais réussi à vous leurrer, fit-il avec une ébauche de sourire.

Sans quitter ses bras, elle s’éloigna pour l’examiner avec attention.

— Et le jour où vous êtes venu à cette réception, ici même, lorsque vous avez manqué tomber dans l’escalier. J’aurais dû m’en apercevoir, j’aurais dû comprendre !

Il voyait les émotions envahir son visage. Grande comme elle l’était, il pouvait la sentir toute proche, et il savait que la ruse avait échoué.

— Je peux me retirer si vous le désirez.

Elle glissa une main sous son bras. Elle pensait à voix haute, ils marchaient lentement dans la chambre, comme des amoureux dans un parc paisible.

— Il existe sûrement des gens qui peuvent vous soigner.

— Ils disent que non, répondit-il en serrant son poignet contre lui.

— Continuons d’essayer, fit-elle en le forçant à la regarder. Il y a toujours de l’espoir.

— Savoir que vous vous faites tant de souci pour moi m’est plus précieux que tout.

Il s’attendait un peu à ce qu’elle le fît taire, mais elle restait là, immobile, ses mains dans la sienne, et leurs ombres enlacées semblaient danser sur les murs.

— Maintenant que nous sommes réunis, je ne veux plus jamais vous perdre. Cela doit paraître fou, des enfantillages de jeunes tourtereaux.

Les mots se bousculaient sur ses lèvres, elle semblait comprendre à quel point il avait besoin de parler.

— Je croyais que ma vie était ruinée, je savais que j’avais causé des dégâts terribles à la vôtre…

Elle essaya de l’interrompre, mais il serra plus fort ses mains dans les siennes.

— Non, tout cela est vrai, je suis amoureux d’un fantôme. J’ai été bouleversé lorsque je m’en suis rendu compte. Quelqu’un disait récemment que j’étais possédé d’un désir de mort.

Elle hocha pensivement la tête.

— Je crois que je devine de qui il s’agissait – elle soutenait calmement son regard, sans crainte aucune. Pesez-vous bien ce que vous dites, Richard ? Avec toutes ses conséquences ?

— Elles sont encore plus grandes pour vous, Kate. Je me rappelle ce que vous m’avez dit, Nelson et sa folle passion.

Pour la première fois, elle lui sourit.

— Se faire traiter de putain est une chose, en être une pour de bon en est une autre, qui n’a rien à voir.

Il lui pressa les mains plus fort encore :

— Il y a tant de choses…

— … qui attendront, répondit-elle en dégageant ses poignets. Nous ne pouvons pas, ajouta-t-elle, les yeux brillants.

— Redites-moi ce nom, vous m’avez appelé…

— Le plus chéri entre tous les hommes ?

Elle défit le ruban dans ses cheveux et les secoua légèrement pour les laisser ruisseler sur son épaule.

— Quoi que j’aie pu être ou faire, Richard, c’est toujours ce que vous avez été pour moi – et, le regardant intensément : Me désirez-vous ?

Il essaya de s’approcher, mais elle recula.

— Vous venez de me répondre… Je n’en ai que pour un petit moment, dit-elle en lui montrant la seconde porte.

Sans elle, la pièce semblait froide, hostile. Bolitho se débarrassa de son sabre et de sa vareuse puis, comme se ravisant, tira le verrou. Son regard tomba sur le pistolet, il le désarma. Il revoyait encore sa figure lorsqu’elle avait découvert sa présence. Il savait qu’elle aurait tiré au premier signe de danger.

Il se dirigea alors vers la porte, l’ouvrit. Toute ombre et toute peur avaient disparu. Il la découvrit assise sur le lit, ses cheveux brillaient à la lueur des bougies.

Elle lui sourit, les genoux serrés sous le menton, comme une enfant.

— Ce fier vice-amiral s’est donc évanoui et j’ai retrouvé mon vaillant commandant.

Bolitho vint s’asseoir près d’elle, la poussa doucement sur le lit.

Elle portait une longue robe de soie ivoire, nouée sous la gorge par un mince lacet. Elle le regardait, elle regardait ses yeux alors qu’il explorait son corps, se souvenant peut-être de ce qui s’était passé dans le temps. Elle lui prit alors la main, la posa sur son sein et la pressa avec force, au point qu’il crut lui faire mal.

— Prends-moi, Richard, lui murmura-t-elle, puis elle hocha lentement la tête. Je sais de quoi tu as peur, mais, crois-moi, ce n’est pas de pitié qu’il s’agit, il s’agit d’amour, et je n’en ai jamais accordé à aucun autre homme.

Elle étendit les bras comme une crucifiée et le regarda défaire le lacet, lui ôter sa robe.

Bolitho sentait le sang battre dans sa tête, il avait l’impression d’être spectateur, il découvrit ses seins, ses bras et la dénuda jusqu’à la taille.

— Mais, s’écria-t-il soudain, qui t’a fait cela ?

Son épaule droite portait une horrible tache dépigmentée, l’une des pires cicatrices qu’il eût jamais vues.

Elle leva la main, attira sa bouche contre la sienne, le souffle court, tout comme lui. Elle murmura :

— Le recul d’un brown bess a une force terrible, comme une vraie mule !

Elle avait sans doute fait feu d’un mousquet lorsque les pirates avaient attaqué la goélette. C’était comme ce pistolet…

Leur baiser n’en finissait pas. Ils avaient l’impression de tout partager soudain, ils s’y accrochaient, comme s’ils avaient voulu que cela ne s’arrêtât jamais, incapables pourtant de continuer ainsi.

Il l’entendit gémir lorsqu’il rejeta sa robe sur le sol, elle serra les poings quand il l’effleura, prit sa main dans la sienne comme pour prolonger encore l’envie qu’ils avaient l’un de l’autre.

Elle le regarda arracher ses propres vêtements, caressa sa cicatrice à l’épaule. Elle se souvenait également de cette blessure, de la fièvre dont elle était venue à bout. Elle lui dit d’une voix rauque :

— Je me moque de ce qui se passera après, Richard.

Il la vit qui le regardait au moment où son ombre la recouvrait comme un grand manteau. Elle balbutia quelque chose comme « cela fait si longtemps » puis son corps s’arqua, elle poussa un cri lorsqu’il entra en elle, ses doigts le griffaient, l’obligeaient à s’enfoncer encore et encore jusqu’à ce qu’ils ne fissent plus qu’un.

Plus tard, comme ils reposaient enlacés et regardaient la fumée s’élever lentement des bougies en train de mourir, elle lui dit d’une voix douce :

— Tu avais besoin d’amour. De mon amour.

Il la serra davantage contre lui, elle ajouta :

— Qui se soucie des lendemains ?

Il lui répondit, perdu dans sa chevelure :

— Nous ferons en sorte qu’ils soient nôtres.

Plus bas, sur la jetée, Allday s’était assis confortablement sur un bollard. Il bourra sa pipe toute neuve. Il avait renvoyé le canot à bord.

Bolitho n’aurait pas besoin de lui avant un bon bout de temps, songeait-il. Le tabac était fameux, humecté de rhum pour faire bonne mesure. Allday avait renvoyé le canot, mais avait estimé que lui-même devait rester sur place. Au cas où.

Il attrapa un cruchon de rhum et tira avec délice sur sa pipe. Peut-être, après tout, peut-être y avait-il un Dieu dans le ciel. Il jeta un coup d’œil à la grande maison sombre aux murs blancs.

Dieu seul savait comment allait se terminer cette histoire, mais pour l’instant, et pour autant que pouvait en juger un pauvre mathurin, les choses avaient l’air de ne pas se passer trop mal pour le père Dick. Il se mit à rire doucement, attrapa la cruche. Et y avait pas d’erreur.

 

A l'honneur ce jour-là
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